Analyse de la série des sculptures Jésus-Christ

Constantin Brancusi a passé ses années de formation (1894-1898) à l’École des Métiers de Craiova, dans des conditions difficiles. Orphelin et contraint de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, il forgea pourtant les bases de son futur succès. Porté par sa foi, son travail acharné et son talent précoce, il se consacra à la sculpture, au modelage et à la vie spirituelle locale. Ces années fondatrices ont façonné l’homme et l’artiste qu’il deviendra.

LA TRINITÉIMAGE CHRISTLUCIA BRANDL COLLECTION

11/16/20258 min temps de lecture

Dans la période 1894-1898, Constantin Brancusi a fréquenté l'École des Métiers de Craiova. Ce fut des années difficiles pour lui, adolescent, orphelin de père, vivant loin de chez lui, devant travailler énormément pour subvenir à ses besoins et en même temps s'occuper de sa famille d'Hobita. Il fut aidé par la détermination, l'intelligence, les compétences pratiques et surtout par la foi qui était sa grande force : il surmonterait les difficultés et réussirait dans la vie.

Les années passées à Craiova ont été la base du succès, comme il l'avouera plus tard à ses amis proches. À l'École des Métiers, il acquit tout ce dont il avait besoin pour devenir un sculpteur respecté ; il sut tirer le meilleur parti de l'étincelle de génie qui lui fut donnée à sa venue au monde. Il avait deux piliers de soutien : la foi et le travail.

Il se levait tôt le matin et travaillait jusque tard dans la nuit. Le peu de temps libre qui lui restait était consacré à la découverte de la ville et au modelage, sculpture, ciselure d'objets décoratifs, d'art et domestiques qu'il offrait ensuite avec beaucoup d'amour à ses amis et bienfaiteurs.

Il fréquentait les églises de la ville dont il était proche des prêtres ; il priait pour son bien-être personnel et familial comme il l'avait vu à la maison, où sa mère et ses frères et sa sœur assistaient aux messes du Monastère de Tismana. Dans les églises, Brancusi participait activement aux services religieux, aidait aux travaux d'entretien, chantait dans la chorale et faisait divers dons consistant en des objets de culte qu'il avait faits, comme il en ressort des documents laissés de cette époque.

 La Tête de Jésus-Christ par Brancusi
 La Tête de Jésus-Christ par Brancusi
Pietà par  Michel-Ange (terre cuite, 1498-1499, source : Michelangelo e la Pietà in terracotta.  Stu
Pietà par  Michel-Ange (terre cuite, 1498-1499, source : Michelangelo e la Pietà in terracotta.  Stu

Introduction

Présentation des sculptures sur le thème de Jésus-Christ

Des années que Constantin Brancusi a passées à l'École des Métiers, il y a trois sculptures sur le thème de Jésus-Christ, réalisées en dehors du programme scolaire, qui font partie d'une série d'œuvres à thèmes religieux, spécifiques à la période roumaine, qu'il donnera après avoir quitté le pays en 1904. Cette série limitée est composée de la Tête de Jésus-Christ, de la Trinité du Grand-Père et du Crucifix.

Les matériaux utilisés pour réaliser les trois sculptures sont la terre cuite, le bois et la pierre, des matériaux bon marché, faciles à se procurer et à transformer, ne nécessitant pas d'outils spéciaux. Ces matériaux étaient utilisés par les paysans d'Olténie pour les constructions et les décorations, ainsi que pour la réalisation d'articles ménagers.

Dans les œuvres de la Tête de Jésus-Christ et du Crucifix, Brancusi a introduit certains éléments spécifiques à l'Église Catholique, tels que le rendu bidimensionnel et tridimensionnel du corps. Dans l'Église Orthodoxe, le corps de Jésus-Christ est peint et non sculpté. L'influence occidentale est due aux maîtres autrichiens de l'École des Métiers dont Brancusi était proche et à la petite communauté autrichienne et italienne installée à Craiova, qu'il fréquentait, étant donné qu'il était employé de magasin chez Ion Zamfirescu, un grand marchand d’un comptoir colonial et de friandises.

Pour une société marquée par un conservatisme excessif, quasi fermé, faire une tête de Jésus-Christ modelée en terre cuite et un crucifix en pierre signifiait une innovation et un acte d'un grand courage artistique, de la part d'un futur artiste décomplexé, ouvert au renouveau de l'art roumain. Le fait que ces sculptures aient été acceptées, et que Brancusi n'ait pas été ostracisé, est dû au respect dont il jouissait auprès de l’élite de Craiova après avoir réalisé un violon avec un son agréable, réalisé à partir du bois d'une caisse d’orange.

Fig1 a - La Tête de Jésus-Christ par Brancusi (terre cuite, ca. 1894) ;

Fig1.b - Pietà par Michel-Ange (terre cuite, 1498-1499, source : Michelangelo e la Pietà in terracotta. Studi e documenti / interventi / dianostica, Erreciemme Edizioni, 2019)

Fig1. a

Fig1. b

La Tête de Jésus-Christ

La sculpture de la Tête de Jésus-Christ est en terre cuite, ronde-bosse, dimensions 40 : 30 cm, non signée et non datée (Fig. 1a). Les traits du visage sont beaux, rendus avec soin, suggérant une tragédie accablante, métaphysique pourrait-on dire, qui la fait rivaliser avec la tête de Jésus-Christ de la Pietà de Michel-Ange (Fig. 1b).

La sculpture de la Trinité du Grand-Père (Fig. 2a) fait partie de la grande famille des monuments de culte en Roumanie qui, jusqu'au début du XXe siècle, remplaçaient les églises lorsque la pauvreté et les guerres nécessitaient leur utilisation pour les services religieux. La Trinité du Grand-Père est composée du buste de Jésus-Christ réalisé en terre cuite et fixé par des vis sur une planche de bois ; sur la face du socle de l'œuvre, la dénomination de la Trinité du Grand-Père a été poinçonnée, signe qu'il a été réalisé en son honneur.

L'œuvre mesure 62 : 35 : 4,5 cm ; elle n'est pas datée, mais signée "CB" sur la main gauche de Jésus-Christ, vers le poignet ; elle n'est décorée que sur la partie face où le visage de Jésus-Christ présente les caractéristiques des icônes byzantines (Fig. 2b) : les yeux élargis, petite bouche, nez droit et fin, cheveux et barbe en mèches légèrement ondulées.

Dans ses parties latérales, d'un côté et de l'autre côté du Sauveur, il y a deux piliers composés de quatre éléments pulsants qui représentent des canaux énergétiques reliant le ciel et la terre, à travers lesquels la communication énergétique se fait entre l'homme et le Divin. Au sommet, le toit a un séraphin réalisé par la technique de la sculpture de contour.

En Jésus-Christ, on remarque la présence de deux paires de mains simplifiées en forme de pales d'hélice, moyens utiles à la circulation de l'énergie et de la matière et auxquelles on peut donner l'interprétation suivante : la première paire de mains est celle des chrétiens en prière, la fondation de l'orthodoxie ; la deuxième paire de mains est celle du Sauveur qui prend l'énergie des prières et la transmet plus loin à Dieu le Père, à travers les séraphins, ceux qui gardent le paradis et les lieux saints.

Sur l'épaule droite, vers la poitrine, il y a un contour de croix, signe de porter la croix sur l'épaule jusqu'au lieu de la crucifixion.

La Trinité du Grand-Père

Fig2. a

Fig2. b

Fig2. a: La Trinité du Grand-Père par Brancusi (terre cuite et bois, ca. 1894)

Fig2.b: Jésus-Christ Pantocrator, fragment de mosaïque de Sainte Sophie, Constantinople

Cette trinité est la première œuvre dans laquelle Brancusi utilise la métaphore plastique, le motif et le symbole rendus avec des moyens artistiques, en fait l'œuvre est une synthèse de la foi orthodoxe. Ici et maintenant, le jeune sculpteur introduit dans sa création un code personnel, le code Brancusi.

Crucifix

La troisième œuvre de la série est le Crucifix en pierre, sculpté en haut-relief (Fig. 3a), aux dimensions 43 : 25,5 : 7 cm, inscrit (incision) au dos avec la signature, le lieu et la date : "C. Br CRAIOVA 1895" (Fig. 3b).

On remarque sur ce crucifix la sublimation des formes de Jésus-Christ et la monumentalité de la sculpture. Jésus-Christ crucifié sur la croix dans la vision de Brancusi nous ramène mentalement au dessin de l'Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, aussi appelé les Canons des Proportions et plus rarement, les Proportions de l'Homme (1492, Fig. 3c). En comparant le dessin de Léonard de Vinci, considéré comme la représentation de la perfection du corps masculin, avec la sculpture de Brancusi (Fig. 3d), on remarque qu'il essaie également de trouver un rapport optimal des dimensions corporelles, correspondant aux connaissances qu'il avait à cette époque. La monumentalité sera un objectif de la sculpture de la maturité, qu'il définira comme donnée par le rapport des dimensions d'une œuvre et non par la valeur de ses dimensions réelles.

Fig3. a

Fig3. b

Fig3. c

Fig3. d

Fig3. a : Crucifix par Brancusi (pierre, 1895) - vue de face

Fig3. c : Homme de Vitruve par de Vinci (dessin, 1492, source: copie d'original, du Musée des Sciences et des Techniques Léonard de Vinci de Milan)

Fig3. d : les proportions de la sculpture de Brancusi par rapport au dessin de Vinci

Le Crucifix de Brancusi est une représentation typique de l'Église Catholique, à laquelle le sculpteur introduit quelques éléments propres aux icônes byzantines : les yeux élargis, petite bouche. nez droit et fin, cheveux et barbe rendus en mèches légèrement ondulées.

Conclusions

L'analyse de la série de Jésus-Christ réalisée par Constantin Brancusi à Craiova en 1894-1895, alors qu'il était étudiant à l'École des Métiers, nous montre les trois sculptures qui la composent : la Tête de Jésus-Christ (terre cuite), la Trinité du Grand-Père (terre cuite et bois) et le Crucifix (pierre), encadrés comme des objets de culte propres à l'Église Catholique et à l'Église Orthodoxe, réalisés par modelage et sculpture de contour et haut-relief.

Les innovations de Brancusi dans cette série se réfèrent à l'introduction d'éléments spécifiques des icônes byzantines dans les objets de culte catholiques et à l'utilisation de moyens artistiques pour représenter des métaphores plastiques, des motifs et des symboles, qui dans sa création constitueront son code personnel.

Les matériaux utilisés par Brancusi pour la réalisation des trois œuvres sont parmi les plus courants dans les ménages de paysans d'Olténie, utilisés dans la construction, les décorations et la fabrication d'objets ménagers.

La Tête de Jésus-Christ et le Crucifix rappellent des œuvres du patrimoine universel, la Pietà de Michel-Ange et l'Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, dont Brancusi n'a peut-être pas eu connaissance, ce qui signifie que les grands artistes du monde partagent une source d'inspiration commune : la divinité.

Les trois œuvres décrites nous montrent que le point de formation dans la création de Brancusi était l'École des Métiers de Craiova et que la technique de travail, les éléments artistiques et les thèmes choisis ont subi de profondes transformations dans un sens évolutif au cours de ses études universitaires à l'École des Beaux-Arts de Bucarest, puis un bond vertigineux après s'être installé à Paris. Brancusi a appelé cette signification évolutive dans l'art « frotter le diamant ».

Bibliographie sélective

Doina Frumuselu (2013), Brancusi : The Beginner, RCR Editorial, Bucarest, ISBN 978-606-8300-19-1. Doina Frumuselu (2014), Brancusi : Testimonies, RCR Editorial, Bucarest, ISBN 978-606-8300-58-0. Doina Frumuselu (2015), Brancusi : A Life Between Two Centuries, RCR Editorial, Bucarest, ISBN 978-606 8300-85-6. Doina Frumuselu (2017), Brancusi : Vu par ses Contemporains et Commenté par la Postérité - Thèse de doctorat en arts visuels - Université Nationale des Arts George Enescu - Iasi, ISBN 978-973-0 24062-7.

Fig3. b : Crucifix par Brancusi (pierre, 1895) - vue de dos

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