Analyse de la sculpture De Modi, Oiseau de nuit de Constantin Brancusi

Dans De Modi, Oiseau de nuit, Brancusi transforme la pierre en symbole d’élévation et de mystère. L’article décrypte cette œuvre rare, entre abstraction, énergie et poésie.

DE MODIBRANCUSIAMEDEO MODIGLIANILUCIA BRANDL COLLECTION

10/31/20254 min temps de lecture

L’œuvre De Modi, Oiseau de nuit est un portrait allégorique d’Amedeo Modigliani (né en 1884 à Livourne, mort en 1920 à Paris), que Brancusi a rencontré à Paris en 1908 par l’intermédiaire d’un ami commun, le docteur Paul Alexandre (B. Brezianu, 1974, p. 19).
La sculpture peut être attribuée à la période 1909–1914, époque où Modigliani s’est concentré sur la sculpture, sans pour autant négliger le dessin et la peinture, auxquels il se consacrera exclusivement à partir de 1916 jusqu’à la fin de sa vie.

Entre 1909 et 1911, Modigliani travailla avec passion dans l’atelier de Brancusi, s’intéressant particulièrement à la taille directe. À cette époque, Brancusi habitait au 54, rue du Montparnasse. D’après sa texture et sa densité apparente, l’œuvre De Modi, Oiseau de nuit (23,8 × 13,5 × 7,8 cm) est taillée dans une roche calcaire, sans socle (Fig. 1a, b). Elle porte la signature « C. B. » (Fig. 1c), typique des œuvres de jeunesse de Brancusi.

Pour étayer cette affirmation, on peut citer plusieurs sculptures portant une signature similaire : Prométhée (plâtre, 1911, Musée National d’Art de Roumanie, Bucarest), Torse d’un jeune homme (bois, 1916, Philadelphia Museum of Art), ou encore Adam et Ève (bois, 1916–1919, Solomon R. Guggenheim Museum, New York).
Dans les archives de la société ROMSIT S.A. de Bucarest — qui finança entre 1999 et 2004 un vaste programme de recherche sur la création brancusienne —, j’ai trouvé plusieurs photographies d’œuvres antérieures à celle dédiée à Modigliani, son ami talentueux. Il s’agit de trois torses : deux en calcaire (Fig. 2 et Fig. 3) et un en marbre (Fig. 4).

Fig. 1a-d. Sculpture DE MODI OISEAU DE NUIT

Fig. 1a

Fig. 1b

Fig. 1c

Fig. 1d

Fig. 2. Torse, calcaire, 29,5 x 15 x 11 cm

Fig. 3. Torse, calcaire, 16,7 x 14,5 x 10 cm

Fig. 4. Torse, marbre, 14,5 x 11 x 13 cm (socle en bois, 12 x 11 x 9 cm)

Interprétation de l’œuvre

Cette sculpture constitue un portrait dans lequel Brancusi représente son plus jeune élève, et sans doute son premier, tel qu’il était alors : un véritable « oiseau de nuit ».
Ce surnom évoque la vie chaotique de Modigliani, miné par l’alcool, la drogue, les femmes, la pauvreté et les nuits blanches passées dans les bistrots parisiens.

Brancusi a choisi de ne représenter que la tête et le torse de Modigliani — ce dernier rappelant un torse féminin (Fig. 1d).
La tête, disproportionnée par rapport au corps, symbolise l’intelligence, le génie et la créativité de Modigliani. La fente au sommet de la tête illustre, de manière plastique, un proverbe roumain : « Tellement intelligent que sa tête explose ».

Les grands yeux exorbités évoquent la vie nocturne de l’artiste, inspirés des yeux des oiseaux de nuit. Ces yeux agrandis et la bouche fine sont des éléments caractéristiques de la création de Brancusi dès ses débuts, hérités de l’iconographie byzantine — ce que V. G. Paleolog appelait « les yeux pré-Pogany ».

Le torse féminin représente la sensualité débordante de Modigliani, qui le rendait dépendant des femmes. Conscient de sa santé fragile, il voulait vivre intensément le peu de temps qui lui restait.

Dialogue et témoignages

Peter Neagoe, ami d’enfance et collègue de Brancusi, témoigne des efforts incessants — parfois désespérés — du sculpteur pour sauver son élève de l’autodestruction. Il rapporte un dialogue marquant entre les deux artistes :

« On ne peut pas atteindre la perfection en vivant dans le péché. L’ascétisme est essentiel. À mesure que tu apprendras à maîtriser ton corps, ta volonté s’affermira. [...] »

Modigliani répondit :
« Tu crois que je peux rester un mois entier les jambes croisées ? Cela me tuerait ! La vie doit être vécue. »

Brancusi répliqua :
« Tu vas te détruire toi-même. La vie est illusion, il faut la dominer. [...] Essaie de subjuguer ton moi et tu seras libre. »

À quoi Modigliani conclut :
« C’est ton chemin, pas le mien. Tu vivras longtemps, moi je mourrai jeune. Chacun de nous doit suivre sa voie. Je suis comme l’abeille : il y a trop de fleurs à goûter pour rester en place. »
(P. Neagoe, 1977, pp. 148–149)

Contexte et création

Parmi les témoignages essentiels, ceux de V. G. Paleolog, premier exégète et ami fidèle de Brancusi, sont fondamentaux. Dans une interview accordée à Romulus Rusan, Paleolog se souvient de sa rencontre avec Brancusi par l’intermédiaire de Modigliani :

« Je me présentai comme Constantinopolitain. Modigliani m’a démasqué : “Tu es Roumain ? Mon maître aussi l’est : Brancusi.” Quelques jours plus tard, j’ai rencontré ce dernier dans son atelier... »

S’ensuivit une longue amitié, ponctuée d’échanges passionnés sur l’art et la vie.

En février 1908, Brancusi contracta le typhus à Paris, mais survécut. Durant l’été, il rentra en Roumanie pour se rétablir et travailla dans l’atelier du collectionneur Alexandru Bogdan-Piteşti, à Bucarest. C’est là qu’il sculpta La Danaïde, et probablement De Modi, Oiseau de nuit.

Les deux sculptures restèrent en Roumanie : La Danaïde fut acquise par Bogdan-Piteşti, tandis que De Modi disparut avant d’être redécouverte en 1990, après la chute du régime communiste.

Épilogue

L’amitié entre Brancusi et Modigliani se refroidit après 1914, en raison de l’autodestruction de ce dernier et de son refus de changer de mode de vie. À cela s’ajoutèrent les tourments de la Première Guerre mondiale.
V. G. Paleolog rapporte une scène violente datant de 1911, où Brancusi, excédé, lança à Modigliani :

« Va donc faire de la peinture, car tu ne seras jamais sculpteur ! »
(V. G. Paleolog, 1973, pp. 49–50)

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